Bikingman Corsica.. L'histoire d'un cycliste qui s'essaie à une épreuve de l'extrême et d'un gars un peu extrême qui s'essaie au cyclisme... Ça peut paraître étrange mais, parfois, il faut commencer par la fin d'une histoire pour mieux l'apprécier. "En fait, c'est vraiment un sport à part l'ultracyclisme ! Toi, tu es un bon cycliste qui a essayé une épreuve extrême . Moi, je suis plutôt habitué aux trucs extrêmes et j'ai essayé ça en cyclisme". C’est la conclusion à laquelle nous sommes arrivée, Olivier et moi, alors que nous débriefions des dernières 48h à concourir Bikingman Corsica : 700 km non stop et 13000 m de D+ autour de l'île de beauté. Olivier est, selon mes standards, un "très bon cycliste". Il a commencé le vélo il y a plus de 15 ans et il a donc beaucoup de kilomètres sous la pédale. Il est capable d'efforts et de chronos surprenants. Les adeptes de Strava trouveront "King of the mountain" comme étant son nom à côté de certaines côtes belges connues. Il connaît aussi l'historique des victoires de toutes les stars du cyclisme des dernières années. Il est un technicien hors pair quand il s'agit de discuter du vélo le plus léger et ayant le meilleur ratio pour telle ou telle épreuve... Bref, il ne lui manque que des jambes épilées pour se faufiler sans effort dans une équipe pro du Tour de France... De mon côté, rien de tout ça, ou presque ! Je suis monté sur un vélo de course pour la première fois à l'âge de 23 ans et il m’a fallu presqu’un an pour oublier la souffrance infligée à mon postérieur et réitérer l'expérience. Même si mes chronos deviennent raisonnables à force d'entraînement, ils n'ont pourtant rien d'un champion cycliste. J'avoue m'être déjà épilé les jambes pour l'expérience mais cela ne me rend pas capable de vous dire qui a gagné le tour de France l'an dernier. Par contre, après avoir passé les 3 dernières années à voyager, à avoir traversé le Canada à vélo, passé quelques hivers en montagnes et effectué beaucoup de randonnées en autonomie, je suis plutôt aguerri aux situations de vie dans des conditions extrêmes ou à ce que l'on pourrait qualifier de "survie". Voilà donc ce qu’il se passe lorsque ces deux mondes – celui du cyclisme et celui du sport extrême – se rencontrent et forment alors cette discipline qu’est l’ultracyclisme. Arrivés en Corse 4 jours avant le début de la course, nous avons vraiment eu le temps idéal pour nous préparer sereinement à l'épreuve. Reconnaissance du premier col, préparation optimale des vélos avec les équipements obligatoires requis par l'organisation (éclairage, matériel de survie,...), beaucoup de repos, achat de nourriture,... je pense que nous n'aurions pas pu rêver de meilleures conditions "pré-course", surtout quand on compare à certains athlètes, arrivés en avion la veille de l'épreuve, qui sortaient leurs vélos de leurs boîtes à peine 4h avant le départ. Pour économiser un peu d'énergie, nous décidons de ne pas assister au briefing de pré-course qui a lieu la veille au soir. De plus, nous y rendre nous infligerait 30 km de vélo additionnel, avec un dénivelé considérable. Nous finissons donc d’emballer toutes nos affaires à notre aise et, vers 21h, après un bon repas copieux de pâtes, nous nous couchons. Même si le temps limite est de 4 jours et 4 nuits, et que nous n’avons pas spécialement d’expérience dans le domaine, Olivier et moi partageons l'objectif commun de finir l’épreuve en moins de 48h. Nous allons donc rouler relativement "light" puisque nous ne prévoyons pas de dormir. Quoi qu’il en soit, je n’ai ici aucun matériel de bivouac. Malgré cet objectif commun, nous avons 2 vélos mais aussi 2 techniques très différentes. Olivier n'ayant pas de matériel "voyage vélo" adapté, il multiplie les petites pochettes sur son vélo ultra léger et il n’embarque que le strict nécessaire. En comparaison, mon vélo est lourd et, ayant 2 sacs de cadre et de selle relativement grands, je succombe au syndrome du « sac trop grand » en les chargeant inutilement « puisque j'ai de la place ». J'ai des vêtements de rechange, de quoi réparer les vélos de tous les concurrents les uns à la suite des autres et surtout, j'ai de la nourriture pour supporter un siège de 2 semaines. Cela doit bien représenter 3 à 4 kg supplémentaires que je vais devoir traîner sur 13.000m de dénivelé cumulé ! Nos réveils sonnent à 4h. Après un copieux petit déjeuner, nous prenons la direction, en vélo, de la plage Darinella, de laquelle nous débuterons la course à 6h30. Le soleil se lève à peine et une centaine de cyclistes s'accumulent déjà sous l'arche gonflable de la ligne de départ. Le niveau des concurrents présents est très élevé. Je me sens un peu intimidé de me retrouver aux côtés des stars de l'ultracyclisme desquels je suis les péripéties depuis plusieurs mois sur les réseaux sociaux. Malgré cela, l'ambiance est très décontractée et, pro ou non, tout le monde se serre la main, se dit bonjour et se souhaite bonne chance. Le départ est donné et, après quelques kilomètres à mouliner gentiment dans les rues de Bastia, derrière la voiture d'organisation, la pente se relève et nous voilà au premier col. La vraie course commence et le tracé très technique et difficile ne nous donnera plus un seul kilomètre de répis. Nous entamons la première ascension côte à côte avec Olivier, en jaugeant un peu les autres participants... Ceux qui sont en tête sont très forts et ne sont déjà plus que des petits points de couleur que l'on devine au loin. Lorsque nous arrivons au sommet du premier col, ils sont probablement déjà en train d'attaquer la deuxième difficulté 15 km en avant ! L'épreuve est divisée en 4 segments de 150 à 180 km avec un passage par 3 checkpoints obligatoires. Le premier se trouve à 180 km du départ et comme les heures avancent je devrais y être vers 15h30. Me sentant vraiment bien, cela fait déjà quelques kilomètres que j'ai laissé Olivier derrière moi et que j'ai un peu augmenté le rythme. Montées après montées, j'ai dépassé un certain nombre de concurrents. Même si, comme n'importe qui, je pourrais me connecter au site donnant la position des coureurs, je préfère laisser mon esprit divaguer et je commence mentalement à essayer de me faire une image du classement. En comptant les coureurs que je connais de nom et que je suis certain de voir se disputer la tête de course, en y soustrayant approximativement les coureurs que j'ai dépassé, je devrais bien être dans le top 20, ce qui me booste énormément le moral ! De plus, j’ai déjà 160 km dans les jambes et donc le 1er checkpoint approche. Dans une longue descente, je vois étrangement d'autres concurrents en sens inverse... Après en avoir compté 6 remonter la côte que je suis en train de descendre, je commence réellement à m'inquiéter. Je rallume mon téléphone mais rien sur le groupe de discussion de l'organisation et personne à Bruxelles ne répond au téléphone pour me donner des explications... Elles arrivent quelques centaines de mètres plus loin lorsqu’une équipe de l'organisation, au bord de la route, me fais signe d'arrêter. La route est bloquée plus bas à cause d'un rallye automobile. Il faut faire demi-tour et remonter les derniers 10 km de descente, bifurquer et reprendre un autre col pour redescendre sur le checkpoint... Alors qu'un autre concurrent arrive derrière moi et râle autant qu'un français peut le faire dans ce genre de cas, blâmant l’organisation et la terre entière de devoir remonter cette côte, je ne perds pas de temps et je me remets en route, après avoir bien pris note des consignes... Ayant rallumé mon téléphone, je vois aussi les messages des amis et de la famille qui m’annoncent que je suis dans le top 10 et que ce que je suis en train de réaliser est génial ! Ça me rebooste encore plus et, détour ou non, je suis à bloc ! De plus, d'après ce qui m'a été expliqué, le détour est le même pour tout le monde : 10 km de plus ou de moins, au final, ça ne changera pas grand chose ! Alors que je suis à quelques centaines de mètres de cette fameuse bifurcation, je croise Oli. Il semble vraiment confus car il a été envoyé sur un autre détour avant d’avoir été finalement repris par l'organisation et renvoyé vers ce fameux turning point. On discute vite fait mais il est assez catégorique il ne descendra pas 10 km pour les refaire dans l'autre sens... Nous prenons donc la route de ce col supplémentaire à deux en papotant de nos premières impressions concernant les derniers 150 km, que nous avons finalement roulé chacun de notre côté. La route est magnifique mais, physiquement, mon corps était déjà censé être au checkpoint. Puis surtout, après 170 km en selle, je commence à avoir une belle fringale. Heureusement, nous passons devant un petit restaurant et j'y trouve de l'eau fraîche et des biscuits aux amandes... Parfait pour me refaire une santé et monter cette longue route en épingles interminables dignes des cols italiens. Le seul bémol est maintenant plutôt côté moral car, ayant rallumé mon téléphone, je vois maintenant les messages des concurrents défiler : la route a été réouverte !!! Me voilà donc lancé pour 20 km supplémentaires alors que les autres concurrents, arrivés après moi au turning point, ont finalement pu continuer la descente et sont sûrement déjà au checkpoint... J’explose émotionnellenement et il m’est difficile de me concentrer sur mon vélo tellement mon esprit va à du mille à l'heure : « J'étais presque arrivé, puis en fait non, puis j'étais 10e, puis en fait maintenant non, et maintenant j'ai ce :%'+@%: de col interminable en plus à gravir. » Heureusement je suis avec Olivier et le fait de partager nos frustrations et pensées sur la situation nous permet de vraiment décompresser... Nous voilà enfin au sommet du col, plus que 5 km de descente et le checkpoint sera là. Évidemment, lorsque nous y arrivons, il y a beaucoup de monde. Je vois certains des coureurs dépassés plus tôt dans l'après-midi et la frustration revient au galop ! Je signe la fiche d'arrivée en 33e position et avec tout ça, il est presque 17h !! Heureusement, un des sponsors offre des sandwichs. Je prends un coca au restaurant, je peste gentiment contre l'organisation et je fais le vide en mangeant ce sandwich... Boah après tout rien n'a vraiment changé dans les faits, je me suis juste laissé prendre à mon propre jeu en laissant mon esprit divaguer... Avec encore plus de 500 km devant nous, ce n'était encore que l'échauffement... Quelques blagues avec d'autres athlètes, un ravitaillement et une pause bien méritée me font vite oublier cet épisode ! Après environ 30 minutes, nous nous remettons en route, et vu le nombre de coureurs qui profitent du checkpoint pour faire une vraie longue pause, nous devons être à nouveau dans le top 20. C'est reparti pour 170 km afin de sortir des montagnes et rejoindre le 2e checkpoint, le long de la côte ouest, au nord d'Ajaccio. Pas de répis, c’est directement un col qui nous attend et que nous gravissons à deux avec Olivier. L’ambiance est décontractée et la pression de la course et du classement est bien retombée. Arrivés en haut, le temps s'étant bien rafraîchi, je remets vite des couches et remonte sur la selle presque tout de suite. Olivier prend plus de temps et je lui dis : "Je descends à mon aise, on se voit en bas". Je m'arrête au village suivant, prends de l'eau, attends 5 min, pas d'Olivier... Je l'appelle et apprends qu'il a des problèmes de GPS, ce qui l'a ralenti. Il m’explique qu’il profite d’être dans le village pour faire des courses... Je lui souhaite donc bonne route et continue mon chemin ! C'est reparti pour une nouvelle ascension entre forêts et paysages semi-désertiques, teintés des couleurs chaudes d'une fin de journée. Le ciel est malgré tout chargé et des nuages vraiment noirs et menaçants se forment autour des sommets. Ça ne s'annonce pas génial pour la suite ! Alors que je décide de ne pas attendre Olivier, j'aperçois un cycliste derrière moi. Deux minutes plus tard, je me rends compte qu'il s'agit en réalité d'une cycliste. Elle me salue, me dépasse tranquillement et continue sa route. Elle va à peine plus vite que moi et après 5-10 min, comme elle n'est toujours qu'à quelques dizaines de mètres devant moi, j'accélère et reviens à sa hauteur. Son anglais n'est pas excellent, mais il est certainement meilleur que mon italien et nous arrivons à discuter. Yvan est italienne et, elle aussi, participe à une course d’ultra pour la première fois. On parle de vélo, des Dolomites – sa région d’origine mais qui est aussi un de mes rêves de cycliste – de boulot, de tout et de rien... Puis une heure plus tard, nous avons encore franchi un col ! La nuit tombe et elle profite, elle aussi, du sommet du col pour changer ses vêtements. Comme d'habitude, je préfère ne pas m'attarder. Nous nous promettons de se voir à l'arrivée pour une bière, ou peut-être au 2e checkpoint pour un plat de pâtes, dont elle rêve depuis plus de 100 km. La descente qui suit est très longue et assez technique dans la pénombre. Je dépasse malgré tout deux concurrents, plus prudents que moi. Je dois dire que chaque descente est un réel plaisir, je m'éclate comme un gosse ! Chercher la meilleure trajectoire, jouer avec son équilibre, voir la vitesse qui augmente sur le compteur, se faire un peu peur de temps en temps et sentir les montées d’adrénaline : "Là, c'était un peu large Xa, à un mètre t'étais dans le ravin". Mais les descentes ne sont que la partie fun et il y a, à chaque fois, une montée qui suit. À la suivante plus de doute, la nuit est bien là, les gouttes aussi. J'allume seulement une lampe dans les montées et profiterai des 2000 lumen dans les descentes, en mode phare. Il doit être 22h lorsque j'arrive dans un village et après l'avoir postposé plusieurs fois, il est vraiment temps que je m’arrête. J'ai froid, faim et je fatigue... Il pleut mais je ne trouve rien de mieux que l’auvent d'une station service pour être à moitié au sec. J’enfile les manchettes, les jambières, des gants longs et un bonnet. Je reste en tshirt et veste au-dessus... Ce n'est pas le plus chaud mais il y a encore beaucoup de montées à venir et je ne veux pas trop transpirer non plus... J'en profite aussi pour manger les sandwichs préparés le matin, un œuf dur et un shot de caféine... Je ne trouve pas d'eau mais il me reste 2 bidons et, depuis le checkpoint et la fin de journée, il fait moins chaud et je bois donc beaucoup moins. Je devrais donc tenir quelques heures... Tout cela me rebooste et je repars à bloc, prêt à affronter la nuit... Après tout, ce n’est que la première fois que je vais rouler toute la nuit et même si j'ai déjà plus de 200 km dans les jambes, je suis vraiment excité car je sais que j'adore ça... Courir de nuit, avec les 2m2 éclairés par ma frontale, a toujours été un réel plaisir, une façon vraiment intense d’être "dans sa bulle" et de ne se concentrer que sur ce qu'il se passe, là, devant soi, et sur son effort. Alors si ça me va en course à pied, ça ira en vélo ! En effet, les kilomètres et les heures s'enchaînent presque sans réflechir, en mode automatique. Pas de musique, pas de distraction, juste moi, mon vélo, le bruit du vent d'une nuit assez chaude et orageuse, quelques gouttes qui deviendront quelques bonnes averses... La route est étroite, sinueuse et au relief bien marqué mais doucement, je sens bien que je m’éloigne des hauteurs et que je descends vers la mer... Vers 1h30, je suis vraiment sorti des montagnes mais un gros orage me rince complètement et j'ai une petite baisse de moral. Je suis vraiment mouillé et ce checkpoint n'arrive pas... Je finis par m'arrêter 5 min sous un perron de porte pour laisser passer une drache nationale digne d'un 21 juillet belge! Je sors ma carte et mon téléphone, bien découragé par cette météo, mais voulant savoir où je suis exactement... Je suis seulement à 20km ! Mouillé ou pas je me remets en route. Quelques minutes plus tard, la pluie cesse et je reprends un peu de courage... Il est environ 2h30 quand j'arrive au deuxième checkpoint ! Et là, alors que j'ai roulé 170 km absolument sans repenser à ces histoire de classement et de "course", je suis super surpris de signer la feuille d'arrivée à la 11e position !! Devant moi, deux français sont en train d’engloutir un plat de pâtes et un italien est déjà sur le départ... Je ne comprends pas vraiment ce qu'il s'est passé mais il semblerait que la plupart des coureurs qui étaient devant moi se sont arrêtés lors des averse, soit pour manger, soit pour prendre une chambre d'auberge... Bref, me revoilà dans la course au top 10 mais, j'ai vraiment du mal à y croire... Je suis content de changer de t-shirt, de mettre ma veste chaude... Être au sec et au « chaud » (=dans ma veste) après 4h passées dans le vent et le froid, c'est un luxe et un confort incroyable. Je me sens vraiment zen, surtout quand je vois les deux français qui grelottent en mangeant leurs pâtes. Je discute avec eux et je suis impressionné d'apprendre que l'un d'eux, Jacques, est âgé de 69ans et est le doyen de l'épreuve... Visiblement des cyclistes habitués, ils ne traînent pas et se remettent en route en me garantissant que je les rattraperai vite, ils sont fatigués et usés par la pluie... Leur pronostic est que moi, le "petit jeune", si je roule bien, je serai arrivé à Bastia bien avant la nuit suivante ! Nous sommes, mine de rien, à la moitié du parcours avec derrière nous toutes les plus grosses ascensions ! Le checkpoint étant dehors et constitué uniquement de chaises en plastique, il n'invite pas vraiment à faire une longue pause... De toute façon, je le répète, me changer m’a fait un bien fou. Les vêtements secs sont, selon moi, le plus confortable des checkpoints du monde. J'avale donc un œuf et des pâtes avant de reprendre la route, 30 min plus tard, juste au moment où Dieter, un autre cycliste belge, arrive à son tour au checkpoint... Le ciel s'est dégagé, la route suit le bord de mer qui reflète la pleine lune et je profite d'un léger vent de dos pour me remettre en route dans de bonnes conditions... Il ne me faut pas plus de 20 minutes pour voir les vrais phares de Jacques et Hervé au loin puis, très vite, à quelques dizaines de mètres... Sur cette lancée, je les dépase facilement. Comme prévu, la route ne fait qu'enchaîner de courtes montées et descentes le long de l'eau et il est difficile de prendre un rythme de croisière efficace... Cela fait presque 1h30 que j'ai repris la route quand je commence vraiment à sentir la fatigue ! Je m'étais dis que vers 5h, il commencerait à faire jour, comme la veille à Bastia pour rejoindre la ligne de départ. Mais là, il est 4h30 et cette nuit n'en finit pas ! De plus, mes lumières ont vraiment faibli et je devine à peine où je vais dans les descentes... Heureusement, vers 5h, alors que j'ai l'impression de batailler depuis des heures interminables contre ce sommeil et cette obscurité, une lumière derrière moi me sort de mes pensées automatiques et de mon état de sommeil éveillé : "Se mettre sur le côté, ralentir et laisser passer une des rares voitures..."... " Ça va?! T'as un problème ?!" c'est Hervé, un des deux français qui m'a rattrapé et qui en est visiblement étonné. Je réponds machinalement "Non non tout va bien merci" alors que je n'y vois rien et que je dors à moitié... Ce bref échange me réveille quand même assez que pour réaliser que je ferais mieux de le suivre. Avec sa lampe super puissante, c'est vraiment plus confortable et surtout, moins dangereux ! Je le rattrape donc et nous discutons. Il a fini par laisser Jacques derrière lui : "Il n'avançait plus et n’avouera jamais que ça ne va pas"... Hervé a la 50aine et est aussi un habitué des longues distances à vélo. Nous parlons donc de lampes bien évidement, mais aussi de la Trans Am Bike Race, et de bien d'autres sujets. Finalement, vers 6h, lorsque le jour est bien levé et surtout, que mes jambes ne peuvent plus suivre le rythme soutenu tout en discutant, je lui souhaite bonne route et le laisse partir ! Next step, mon petit déjeuner ! J'essaie de vraiment limiter les gels et les barres car cela fait déjà 24h et je rêve d'un croissant et d'un café... Seulement, nous sommes sur la seule section du parcours durant laquelle il n'y a rien à l'horizon ! Les quelques villages sont tous encore endormis et je ne veux pas non plus faire de sit-in devant une boulangerie donc, je continue ! A 7h, Jacques me dépasse à son tour. Je n'avance vraiment plus et lutte littéralement pour garder les yeux ouverts ! Tant pis pour mon café et mon croissant, j'opte pour un gel pomme verte extra caféine et une barre sucrée amandes/noix de pecan. C'est pas tellement ce dont j'ai rêvé les deux dernières heures mais ça fait le boulot. A 8h, quand le soleil recommence à me chauffer la peau, je suis réveillé et j'ai retrouvé un bon rythme. Je finis même par rattraper Jacques qui semble, lui aussi, fonctionner en total automate à la recherche d'un petit déjeuner... Nous roulons à deux mais échangeons très peu vu la situation. Quelques kilomètres plus tard, Jacques est forcé de s'arrêter pour crevaison et je ne demande pas mon reste quand il refuse mon aide, en bougonant qu'il sait se débrouiller... Je reprends la route ! Il commence a faire vraiment chaud et un nouveau col, relativement raide, me semble une épreuve insurmontable qui me demandera beaucoup de force pour arriver au bout ! Une fois en haut, je surplombe Calvi ainsi qu’une étendue de champs et de vignobles... Il fait bien 20 degrés et ce n’est pas facile de trouver mon optimal thermique... J'ai chaud en montant mais vite froid en descente. Je multiplie les arrêts pour enlever et remettre des couches ! Il est environ 11h quand je traverse un petit village et que j’aperçois un vélo contre une rembarde. C'est Hervé ! Il a aussi rêvé de petit déjeuner toute la matinée... Je m'arrête aussi à ce petit café et commande un double expresso... Je ressors les biscuits aux amandes de la veille et un dernier sandwich au jambon. Cela me fait un brunch royal... On analyse le parcours avec Hervé et realisons que nous sommes déjà presque au troisième checkpoint ! Seulement 40 km nous sépare de ce point d’arrêt, dont 30 qui semblent assez roulants ! Il repart tandis que je prolonge un peu ma pause pour prendre des nouvelles d Olivier... Il est bien derrière moi et n'a visiblement pas passé une nuit de rêve mais, je suis content d'apprendre qu'il a tenu le coup et qu’il est toujours en selle ! Reboosté par mon brunch, cette dernière ascension du segment me semble vraiment facile et, quand j’arrive au sommet, je m’accorde une belle pause pour observer toute la plaine de Calvi que je viens de traverser. La mer en contrebas, les innombrables épaves de voitures - victimes de sorties de route et abandonnées là - les cochons et les vaches qui se baladent librement sur les routes, auront fait partie intégrante du paysage tout au loin de la course. Ces derniers kilomètres jusqu’au 3e checkpoint me semblent, à nouveau, interminables. Les boulangeries qui, subitement, fleurissent tous les kilomètre le long de la route sont, à chaque fois, la raison du duel mental entre « m’arrêter juste 5min » ou « continuer jusqu’au checkpoint ». Finalement, je continue et vers 13h, je signe la feuille d’arrivée en 10e position. Je roule depuis 3h du matin sans faire de vraie pause et là, je succombe un peu a l’accumulation de fatigue. Tout ce que j'entreprends m’apparait comme une réelle corvée. C’est probablement le dernier vrai stop que je fais donc j’en profite pour vraiment optimiser mes sacs, soigner les minis blessures et irritations, remettre de la crème solaire, etc… Ce genre de mini tâches pourtant insignifiantes mais que je postpose depuis plusieurs heures et me prennent maintenant de longues minutes. En plus, comme à mon habitude, je veux tout faire en même temps : manger un sandwich en me mettant de la crème solaire d’une main, en remplissant mes bouteilles d’eau de l’autre, tout en répondant à mes sms du bout du nez… Ce qui n’est évidemment pas la stratégie la plus optimale. Je reste presque 45 min à ce ravitaillement, ce qui restera ma plus longue pause de la course… Au moment où je m’apprête à partir, je croise a nouveau Dieter qui arrive à son tour. Nous échangeons quelques mots et je repars. Presque comme à chaque fois, la section suivante reprend directement avec une longue ascension que j'entame vraiment relax, en passant quelques coups de téléphone à la famille. Je suis en pleine conversation, en train d'expliquer la situation, que je suis maintenant 9e et que tout se passe bien, quand j’entends le bruit d'un cycliste derrière moi. Je n'ai même pas le temps de me retourner que Dieter me dépose littéralement en grimpant à du 25km/h... Je n'essaie même pas de le rattraper, tellement son allure est impressionnante. En moins de 2 min, il disparaît au détour d'un tournant et je ne le reverrai qu'à l'arrivée. Il m'expliquera plus tard que, se sentant vraiment bien, il s'est à peine arrêté au 3e checkpoint et qu’il s'est fixé de boucler les 150 km en roulant à bloc, comme s’il s'agissait d'un sprint final ! Chapeau à lui car pour moi, ces derniers kilomètres seront interminables. Une fois dépassé par Dieter, je continue donc mon épopée solitaire en me disant qu'à priori, vu les écarts derrière moi, je devrais garder ma 10e place. Nous sommes en début d'après midi, le temps est à nouveau bien dégagé et je suis envahis par le même sentiment de soulagement quand on dépose son vélo lors d’un triathlon. Le 3e checkpoint étant derrière moi, il ne me reste "plus que" 150 km à parcourir... Une promenade !!! Mais quelle promenade ! La majorité de cette dernière section est le tour de ce fameux "cap Corse". Une route magnifique mais très fréquentée, qui longe la côte durant plusieurs dizaines de kilomètres et, évidemment, ce n'est pas une ligne droite mais une succession de montées et descentes ainsi que de baies et "caps"... Je traverse parfois de petits villages, dont les habitants ont toujours l'air abasourdis de me voir à vélo... Je croise pourtant beaucoup de cyclistes et cyclotouristes, ils devraient être habitués ! Cette section est plutôt difficile, non pas à cause du monde qui y circule mais à cause des automobilistes et motards, ces derniers ayant une conduite assez agressive. Entre les dépassements, beaucoup trop proches à mon goût, et les véhicules qui coupent leur bande de circulation dans les virages, il faut redoubler de prudence !! La fin de l'après-midi approche… les baies et les caps se succèdent, ils se ressemblent tous et je ne vois pas le bout de ce cap Corse... Je sais pourtant que nous aurons une dernière "longue" ascension, avant de redescendre le long de l'eau, en effectuant une boucle supplémentaire de 18 km. Puis il faudra remonter récupérer le trajet initial pour finalement filer droit sur Bastia en une trentaine de kilomètres... A chaque tournant je me dis : " Ça y est, cette fois, c'est la bonne !" mais la route semble se répéter encore et encore... Je finis par m'arrêter, juste pour jeter un œil à cette carte ainsi qu’aux kilométrages afin d’en avoir le cœur net... Plus que deux bosses, deux baies et " Ça sera bon"... Je suis vraiment fatigué mentalement. Lorsque j’arrive à cette boucle de 18 km, il me faut allumer mon téléphone et lire quelques messages d'encouragement pour me mettre un grand coup de motivation et me dire "Allez tu descends, tu remontes, puis c'est ligne droite et t'y es !!!" et ça marche... Je peste malgré tout encore un peu car je me sens agressé par les automobilistes en sens inverse, pressés de rentrer chez eux et qui conduisent tous comme des chauffards... Mais on s'en fout au final, plus que 10 km ! Qu'est-ce qui m'attend à l'arrivée ?! Un arche ?! Une foule en délire ?! Je me sens vraiment excité d'arriver et je pousse de plus en plus fort sur mes pédales... Selon le panneau de signalisation, Bastia n’est plus qu’à 2 km alors que mon GPS en indiquent 3... La circulation devient dense mais je n'y prête plus attention ! Je reconnaîs le clocher de la ville et, juste plus loin, c'est la place... Je cafouille un peu et finis par m'arrêter car mon GPS me dit de continuer mais je suis convaincu d'être à cette place Saint Nicolas... Je demande à Google mais c'est mon esprit qui me joue des tours… encore 1000m ! Un énorme chapiteau est monté sur la place, j'en fais le tour mais visiblement ce n'est pas ça... Pas d'arche non plus, ni de foules en délire d'ailleurs... Juste une petite tonelle de jardin un peu plus loin et quelques vélos aux alentours... En fait, ça y est, j'y suis !!!! Il est 20h35 et ça fait donc 38h05min que je suis dans la course ! On me tend une bière, on m'interview, on me donne un t-shirt,… mais je ne suis pas vraiment là. Il me faut vraiment de longues minutes pour réaliser. En analysant mes messages envoyés et les coups de téléphone que j’ai passés, je me rends compte que je suis resté près d'1h30 à l'arrivée et que mes souvenirs sont très flous ! Je discute avec Dieter de son énorme performance. Je prends des nouvelles d'Olivier, qui est 5h derrière moi et attaque seulement le fameux cap corse. Je réalise aussi que 3 coureurs (Hervé le français, mais aussi Omar et Rodney, deux coureurs pro arrivés respectivement 2e et 3e) et qui étaient devant moi, n'avaient pas réalisé cette boucle de 18 km. Par conséquent, ils ne sont pas classés. Je suis 7e?!?! Mais ça fait trop d’informations et j'ai envie de dormir. Je prends alors mon courage à deux mains et, comme un zombie, je remonte sur mon vélo. Il y a 5 km en montée pour rentrer à notre Airbnb. La course est finie, mais l'aventure continue car ces 5 km me semblent une épreuve insurmontable. Mon esprit me joue des tours et je prends un chemin absurde et me retrouve à pousser mon vélo dans des escaliers. J'ai aussi des hallucinations : les plantes, les ombres et formes sur le sol deviennent toutes des étranges créatures dont je ne comprends pas la présence sur mon chemin... De nouveau, je passe des coups de téléphone et réponds à des messages en mode automatique. En effet, je ne m’en souviendrai que le lendemain. Finalement, il est environ minuit 30 quand je m’effondre dans mon lit, après une douche et un bol de céréales. Je n'entends même pas Olivier rentrer vers 3h... Je me lève à 11h, et réalise petit à petit que, ça y est, j'ai terminé Bikingman Corsica !!!! Il est 12h quand Olivier se réveille à son tour. Je suis vraiment content de le voir entier et qu'il ait terminé, lui aussi, ce challenge incroyable ! On compare nos traces de bronzage, qui nous suivront maintenant tout l'été et qui rendront les sorties piscine désormais bien plus originales. Nous parlons de nos différentes douleurs aussi, notamment aux mains, qui souffrent beaucoup de la position d'appui permanent sur le guidon. Oli est d'ailleurs fort affecté et il est presque incapable de tenir un stylo en main. Pour ma part, je m'en tire seulement avec des sensations de fourmillements dans les doigts, qui mettront près de 10 jours à s'atténuer. A part ça et quelques courbatures dans le haut du dos, le bilan est plutôt positif puisque les jambes ne semblent pas si fatiguées... C'est pourtant une impression car deux semaines plus tard, la fatigue générale est pourtant bien là et la récupération n'est pas encore à 100%! Mais de manière générale, le bilan est vraiment positif ! J’ai la confirmation que je finis à la 7e place - et Olivier à la 15e - ce qui me rend confiant pour la suite de mes objectifs. Cela m'a aussi vraiment conforté dans l'idée que je me faisais de la discipline, et que j'adore ça. J’adore cette gestion de nombreux facteurs : l'alimentation, les pauses, la fatigue, la santé, la navigation mais aussi le matériel... Tous ces aspects qui font de ce challenge bien plus qu'une course cycliste mais un sport complet à part entière ! Me voilà donc presque prêt pour l'étape suivante et la Trans America bike race dans quelques jours... Les photos officielles de la course se trouvent ici : https://www.flickr.com/gp/xaviermassart/8806W8
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